A propos de de Gaulle   



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Extrait de Le Sang, roman, Calmann-Lévy, 1967

... Mon opinion à moi, capitaine Lambda, très indigne, la voici. Le colonel de Gaulle n'impose pas sa personnalité. Loin de lui cette faiblesse. Il en inculque l'idée. Ce n'est pas le système de la répétition obsédante. Il est trop imbu d'orgueil et de dignité pour le pratiquer, trop honnête d'ailleurs pour s'y résoudre. C'est le phénomène de la conviction persuasive. Il ne va pas jusqu'à s'admirer complaisamment. Il s'admire, non sans défiance peut-être, parce que, après mûre réflexion, force analyses introspectives, maintes expériences, il est, en son âme et conscience, arrivé à cette conclusion qu'il manquerait à la justice et insulterait à 1'évidence en ne s'admirant point. Il affiche sobrement une assurance dont nul interlocuteur n'a envie de sourire en sa présence. Toute baderne à cinq étoiles paraît falote à côté de lui et se relègue modestement dans son ombre. Sa morgue, plus affectée que réelle, son ton mordant, ses sarcasmes, ses contradictions mêmes sont supportés par tous de consentement. Il a été beaucoup écrit sur la psychologie du chef et la technique de sa réussite. L'une et l'autre se résument en un court précepte : "D'abord et avant tout composer son personnage. Savoir ensuite s'entourer de médiocres".

Pierre MOLAINE

 

Extrait de Le Sang, roman, Calmann-Lévy, 1967

- Pour qui je me prends ? disait tout à l'heure le commandant Matard. De quoi je me mêle ? En vertu de quel privilège cette arrogance de nobliau ? Pourquoi prétendre au prix d'excellence quand on a droit tout juste à un deuxième accessit ? Pourquoi parler des magnificences de l'Histoire sur le ton d'un pâle licencié, crasseux petit exégète de lycée provincial ? Pourquoi, toujours, avoir l'air de dire : "Bas les pattes ! L'Histoire est ma promise." Nom de Zeus ! L'Histoire est une gaillarde qu'il faut trousser haut de main résolue. Il ne s'attaquera jamais à elle qu'avec des pincettes. A quel propos, en quelle conjoncture ? Si vous le savez et s'il le sait lui-même, je vous paie des prunes. Il attend l'occasion. Il sautera sur le coursier en voltige et piquera des deux, à moins qu'il ne vide les étriers. Ce double mètre n'est pas assez souple. Il donne 1'impression d'être empalé sur un cierge. Dans le privé, c'est un nouveau Diogène. Il cherchait un homme. Il en a trouvé un : lui-même. Son mépris pour 1'humanité est infini, mais, n'en doutez pas, il en fait un cas de conscience. Tel qu'il est, il me plaît et je ne 1'aime pas. Veut-il être Tacite ? Je sens l'âme de Juvénal. Oserait-il vouloir être Sylla ? Hola! Je serai l'un des cent mille Marius. Quoi ! Empereur et roi ? Aux armes ! Je suis Spartacus.

Il est sûr que le colonel, commandant les Chars de la Vème Armée, aurait tort de s'étonner de n'être pas aimé. II ne se résigne à aucune concession pour forcer la sympathie. Au contraire, il n'a de cesse qu'il n'irrite ou ne déplaise. Ses courtisans les plus obséquieux ne sont pas épargnés par les brocards qu'il lance et les épigrammes qu'il décoche. Un lieutenant de son état-major est préposé, au dessert, à la confection du café. Il utilise un appareil compliqué, volumineux, qui tient de l'alambic, avec cornue et serpentins de verre, le seul capable, selon le grand Charles, de distiller un nectar parfait, quintessence ineffable des cafés brésiliens. Notre Manitou, hier, l'emboîta à ravir, le criblant de lazzi glacés, raillant son air emprunté, la maladroite lenteur du cérémonial, finalement l'âcreté du pissat du breuvage obtenu."

Pierre MOLAINE

 

Extrait de Le Sang, roman, Calmann-Lévy, 1967 

Des pas dans le couloir. A-t-on frappé ? La porte s'ouvre. Déjà j'ai claqué des talons, jarrets tendus, main dans le rang, menton haut, rigide comme un cosaque de faction devant le trône d'Ivan le Terrible : "Lieutenant Lambda, P.E.B.A. 5". Un démesuré colonel de chars, en veste de cuir fauve et gants blancs, s'allonge verticalement dans l'embrasure. Il culmine à six pieds, pas moins, me semble-t-il. Il me toise, à la faveur de sa haute altitude. Apparemment, il n'a pas le sourire facile, ni la poignée de main. Il ne bouge ni ne parle. Il me regarde. Soit ! Regardons-nous.

Il n'est pas large d'épaules à proportion de sa stature. Le destin l'a étiré interminablement en barre. Il est droit comme un pal. Le képi funèbre, au bandeau de velours noir et aux galons d'argent, accentue l'expression hautaine, sévère, de sa physionomie. Pourquoi sévère ? Qu'ai-je fait ? L'image de mon père surgit brusquement dans ma mémoire. Il était professeur. Lui aussi affichait volontiers ces manières distantes et glacées. Et il avait un noble coeur. Je discernai, dans le bas du visage de mon vis-à-vis, une certaine indécise tendresse. Le dessein des lèvres charnues révèle de la sensibilité, voire de la sensualité.

Pierre MOLAINE

 

Extrait de Le Sang, roman, Calmann-Lévy, 1967

... Que les Français se sentent fraternels, qu'ils se serrent autour de la patrie blessée ! Le jour de la résurrection viendra. Ainsi prophétisait M. Paul Reynaud sur les ondes. Qui croyait alors à la résurrection, mon colonel ?

- Paul Reynaud peut-être, l'homme du réduit breton, dit le colonel Matard.

- Un ouistiti sous un dolmen, dit Moravec en ricanant.

- Cette nuit, repris-je, me rappelle une autre nuit, mon colonel, une nuit radieuse et parfumée comme la nuit que voici. Celle de la signature de l'armistice. Une vieille voix, cassée et triste, parlait d'honneur et de dignité. Nous saluions militairement cette vieille voix et ce qu'elle annonçait. Qui croyait alors à l'honneur et à la dignité du peuple français, mon colonel ?

- Personne, dit le colonel Matard, pas même Pétain, l'homme de Verdun.

- Eustache de Saint-Pierre maréchal de France, dit Moravec en soupirant.

- Cette nuit, repris-je, me rappelle enfin une autre nuit, mon colonel, une nuit radieuse et parfumée comme la nuit que voici. Celle du I8 juin. La France a perdu une bataille. Elle n'a pas perdu la guerre. Qui croyait alors à la victoire, mon colonel ?

- De Gaulle au pis-aller, l'homme du superlatif, en soi un superlatif, dit le colonel Matard.

Egayé par le jeu, il attendit la repartie méchante de Moravec. Elle ne vint pas. Moravec ne dit rien.

- Un superlatif relatif, bien entendu, persifla le colonel Matard.

- Tout de même, dit Moravec, à l'armistice, pour franchir un Rubicon de la largeur de la Manche, il fallait être un César capable de grandes enjambées.

- Il fallait aussi une fascine de franchissement, comme aux chars de la drôle de guerre, dit le colonel Matard. Lui portait la sienne depuis longtemps sur le colback : son ambition.

- Tout de même, dit Moravec, entêté, il n'est encore que général de brigade. Il aurait pu se chamarrer comme un colonel de pronunciamiento.

- Connaissance de l'histoire et de la psychologie des masses, dit le colonel Matard. L'uniforme nu de brigadier et le képi à deux étoiles du grand Charles, c'est la petite redingote grise, c'est le petit chapeau du Petit Tondu. Ostentation de simplicité.

- Tout de même, dit Moravec, la voix âpre et la colère rentrée, il ne fait parade que des services qu'il rend à la France.

- Londres, c'est loin, dit le colonel Matard, qui commençait à s'échauffer. C'est beaucoup plus près d'ici que j'ai vu tomber des hommes criant : "Vive de Gaulle !" Ils croyaient en Manitou, le Grand Esprit.

- Lui connaît déjà l'ingratitude, dit Moravec, en renâclant comme un cheval vicieux.

- Il prouvera la sienne, dit le colonel Matard, sur le ton le plus tranchant.

A écouter ces personnages invisibles échanger leurs répliques dans les ténèbres, je prenais un plaisir ironique et pervers. Eu égard à la curieuse conjoncture, la querelle des deux voix sans visage s'offrait comme un artifice scénique de théâtre décadent et l'on se sentait disposé plutôt à sourire qu'à s'émouvoir d'un truc aussi facile. Depuis un lustre tout n'était que farce et mélodrame...

Pierre MOLAINE


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