Moi, Pierre Molaine, officier modeste de l'armée française, modeste écrivain à mes heures, voici comment, avant l'histoire elle-même, j'ai fait connaissance du général de Gaulle....

Colonel de Gaulle
commandant des chars de la Vème armée en 1939
... L'ouverture des hostilités en 1939 me trouva lieutenant dans un régiment de Chars de Combat, à Lunéville, en Lorraine, ville morose et débordante de troupes de toutes armes. Adjoint d'un officier supérieur désinvolte et fantaisiste, brillant combattant de la Grande Guerre, mais résolu à se reposer sur ses subalternes dans le meilleur comme dans le pire, je dus assumer seul la responsabilité de la mise sur pied d'une unité mobilisée. Mon chef me laissait carte blanche, levé tôt et couché tard comme nous tous, fringant et rajeuni, absent neuf heures sur dix de la caserne pour mille et mille raisons dont la plus valable était qu'il aimait mieux être ailleurs qu'au milieu de ce tohu-bohu de réservistes et de véhicules, parmi les charrois d'armes et de matériels, les évolutions grondantes des chars lourds, les allées et venues des chars légers.
Un après-midi, on toqua à la porte de mon bureau, où je peinais sur je ne sais plus quels comptes ou quelles statistiques. Je vis sur le seuil un colonel de chars, en veste de cuir et gants blancs, qui me regardait fixement. Il me parut diablement grand, rogue et sourcilleux. Il ne me tendit pas la main. Il me dévisageait tandis que je saluais et me présentais dans les formes.
- Où est votre commandant ?
- Euh . . . répondis-je, en mission, mon colonel.
- Bien. Conduisez-moi à son bureau.
J'obtempérai sans mot dire, ni même mot penser.
- Asseyez-vous dans son fauteuil.
Je m'assis dans le fauteuil de mon commandant.
- Répondez à mes questions à sa place.
Je répondis précisément à des questions précises. Il ne cessait pas de me regarder avec froideur de son oeil brun et sagace.
- J'entends inspecter votre unité.
Il inspecta les hommes, les véhicules, les chars, les approvisionnements. Sa voiture battait pavillon rouge et vert de commandant des Chars de Combat de la Ve Armée. "Ah ! me dis-je, c'est donc le grand Charles !" J'avais entendu parler de cet homme altier et solitaire, des livres qu'il avait publiés, de ses conceptions stratégiques et tactiques, de ses théories sur le rôle et la définition du chef. Me remémorant tout cela, j'avais le coeur sonore, car j'étais jeune encore et toute gloire m'impressionnait.
Assez inquiet sur l'impression qu'il emportait de sa visite, je le reconduisis réglementairement jusqu'à sa voiture. Je suis de taille moyenne. Haut de six pieds, il me dépassait d'un pied au moins. Pas un mot de reproche ou de blâme n'était sorti de sa bouche pendant son inspection. Devant la portière de son auto, il s'arrêta, huma l'air, observa le ciel, fouilla dans sa poche en retira un étui brillant.
- Une cigarette ?
Puis il embrassa d'un coup d'oeil circulaire la cour du quartier, où une compagnie de chars lourds se rassemblait sous un soleil pâle.
- Drôle de guerre, dit-il. Au revoir.
C'était le 7 septembre. Nous nous revîmes plus d'une fois, et chaque rencontre mériterait d'être contée, aucune n'ayant manque de pittoresque, De toutes j'ai conservé le même souvenir, celui d'un chef dans l'acception authentique du terme, entier et autoritaire certes, d'une psychologie faillible assurément, mais pétri de science, de bon vouloir, d'amour très pur, de douloureux orgueil, "Moi, général de Gaulle . . . Moi, général de Gaulle . . ." On l'a taquiné très souvent sur un léger travers déclamatoire. Il est possible qu'il se réveille chaque matin convaincu que la France est enceinte de ses oeuvres. Tels seraient aujourd'hui ses soucis ? Moi, Pierre Molaine, je veux garder la mémoire du colonel qui, après avoir infligé une punition méritée à un officier, l'alla visiter à l'hôpital, le réconforta, maintint néanmoins la punition et souffrit de ce fait d'être en paix avec sa conscience.