Des cris improbateurs s'élèvent. Le nom du colonel est conspué. On ne l'aime guère, semble-t-il, ni celui qui le porte. Crier tollé librement sert à tous d'exutoire. Ces braves, dont quelques-uns sont couverts de balafres, gardent sur le coeur le souvenir de rebuffades et arrogances d'un autre siècle et l'humiliation d'une note de service un peu vive qui bafoua récemment leurs qualités manoeuvrières. Habitués à une fraternité d'armes où s'oublie volontiers la hiérarchie, non la discipline, ils goûtent peu le dédain affecté, la morgue, la condescendance, toutes manières de mauvais hobereau. On joue à De qui parlez-vous et chacun doit fournir une réponse. J'entends quelques définitions cocasses : Mamamouchi, Grand Mogaule, Rigaulletto, Gaullo-Pacha, Roquentin le désossé, Bébert aux grands pieds. Finalement est entonné en choeur, sur l'air le Veau d'or est toujours debout, un hymne burlesque qui est une dure risée. Un orchestre farce en soutient l'essor. Le mélancolique commandant du bataillon en personne imite la grosse caisse en soufflant habilement au goulot d'un litre.
Personne n'entend claquer la portière, résonner le pas superbe sur les dalles du couloir. La porte s'ouvre. La longue silhouette s'encadre dans le chambranle, marque un temps d'arrêt, avance. Nous voici debout, raides, les mains basses, tournés vers l'arrivant. Le commandant du bataillon jette prestement sa serviette déployée sur la maquette irrévérencieuse. Le colonel examine d'un oeil impérial l'assemblée, la nappe, les débris jonchant le sol. Son officier d'ordonnance a déjà en mains carnet de notes et crayon, comme un maître d'hôtel attendant la commande.
- Alors, dit le colonel, on fête l'anniversaire de cousine Ursule ?
Il indique du doigt la maquette recouverte de la serviette, monticule saugrenu au centre de la table.
- Pièce montée ?
Il ne serre aucune main. Il dévisage les assistants. Il met mentalement des noms sur ces physionomies.
- Tiens ! Matard ! dit-il. Que faites-vous ici ?
- Le capitaine Lambda et moi, mon colonel, nous rendons à Strasbourg, via Wissembourg et Reichshoffen.
- Curieux itinéraire. De Saverne à Strasbourg par le Palatinat !
Il ne hausse même pas les épaules. Il ôte lentement le gant de sa main droite.
- Certains jeunes officiers de cette agape ne sont pas connus de moi. Qu'ils se présentent !
Rien que de très normal. C'est l'affaire de quelques minutes, de quelques garde-à-vous sonores. "Lieutenant Redon, sous-lieutenant Lampin, sous-lieutenant Astruc..." L'oeil perçant et l'oreille attentive enregistrent. On devine, sous le masque indéchiffrable, le jeu d'un mécanisme intellectuel supérieur, à la précision infaillible. Le dernier à se porter en avant est un capitaine de réserve, nommé Pion. Ce bon garçon est affligé d'un petit travers. On se demande bien pourquoi, il a honte de son patronyme. Il déteste qu'on l'appelle Pion. Il l'interdit. Il entend que, partout et toujours, son prénom, Georges, précède son nom exécré de Pion. Il n'est pas Pion. Il est Georges Pion et qu'on se le dise ! Indulgents à sa bénigne faiblesse, ses camarades ont accoutumé gentiment de ne le point contrarier. Ses talons claquent. Il bombe le torse, lève le menton, regardant son chef du regard mâle, confiant et assuré, que prescrit le règlement.
- Capitaine Georges Pion.
- Non ! dit le grand Charles.
- Capitaine Georges Pion, dit l'autre une deuxième fois.
- Non ! dit le grand Charles derechef.
Il se regante en toisant le malheureux Pion.
- Capitaine Pion ! dit-il. Je me présente : colonel de Gaulle. Je n'ai pas dit : colonel Charles de Gaulle. Au travail, Pion ! Et vous aussi, messieurs, au travail ! Il ne manque pas.
- Pauvre Pion, dit le commandant Matard. Il a été soufflé. L'anecdote courra les mess...