Les combats   




Extrait(s) sous licence et copyrigt


 En 1940


Extrait de De Blanc vêtu, roman, Corréa, 1945

... Deux heures de franche bataille, de manoeuvres, de feintes, de parades, d'assauts bord à bord, d'accrochages, d'accolades rugissantes entre chars, de baisers mufle à mufle, d'étreintes pantelantes dans le froissement des blindages, le craquement des échines d'acier, les ahans des canons, les quolibets des mitrailleuses, l'odeur des tôles brûlantes, de la poudre brûlante, de l'huile et de l'essence brûlantes, du sang brûlant, Seigneur, ci-répandu. Le matin était tout sourires. C'est ce qu'il faut pour bien combattre. Sous la pluie, le lopin de quinze empans où la mort à son gré étend le soldat raide et l'arme au poing, n'est pas le prix d'une conquête, d'une victoire. C'est Haceldama, le prix d'une trahison. Sous la pluie, on livre sa jeunesse pour trente noirs deniers de gloire, elle ne l'immole pas, libre et consentante, comme elle s'immole, en robe d'azur, sur l'hôtel du soleil.

L'ennemi aux cent bras de toutes parts brandissait ses marottes. Ne percevais-je pas un bruit de grelots ? Les miroirs-épiscopes, suivant l'inclinaison du char, réfléchissaient le ciel ou la terre, et c'était un ciel plus bleu qu'aucun ciel, une terre plus riche et féconde qu'aucune terre. Pas de moisson plus prometteuse que celle qu'on découvre dans un miroir-épiscope, un matin souriant de mai, quand le soleil et la mort sont de la partie, pas de luzerne plus grasse, de tonnelle plus ombragée, de talus plus doux à gravir, à descendre, de route plus poudroyante, de frondaison plus verdoyante. Chaque feuille qui se détache de l'arbre et se colle à la tourelle porte un message de l'arbre à l'équipage, et s'il est un coquelicot frais éclos au coeur du paysage, son petit salut rouge est encore pour l'équipage...

Pierre MOLAINE

 

Extrait de Batailles pour mourir, roman, Corréa, 1945

Et nous prîmes le chemin de la bagarre. Ce que nous vîmes, monsieur ! Un bataillon de chars 35R. et un bataillon de H.35 avaient attaqué sur nos traces. Mais les chars allemands qui menaient l'action depuis le matin et agrandissaient la brèche ouverte dans nos positions s'étaient retournés contre eux, si bien que dans la plaine près de trois cents chars étaient aux prises. D'un bout à l'autre de l'horizon, char à char, corps à corps. Une stupeur indicible immobilisait la nature dans la contemplation de la mêlée. Les avions eux-mêmes étaient frappés d'impuissance. Ils tournaient en rond, à bonne hauteur. Nous n'entendions rien, et pour cause. Mais nos yeux voyaient. La terre était en convulsions, tremblait, remuait, écumait et fumait. Bas sur chenilles, lestes et vigoureux, les chars légers français s'opposaient aux chars allemands, à quatre contre dix. Dans la fumée, les explosions, les lueurs brèves des coups de canon, tout ça se battait, se mordait, s'agglutinait, se nouait, et, quand se desserrait chaque étreinte, deux ou trois chars demeuraient sur place, morts.

Pierre MOLAINE

 

Extrait de Mort d'homme, roman, Corréa, 1945

Il prêta l'oreille. Il était stupéfait du silence environnant. Tout se terminerait donc sans plus de façons ? Ces bruits de moteurs, ces bruits de voix, ces bruits de rires qu'il s'imaginait entendre, rien là-dedans qui ressemblât à l'arroi d'une curée. Il se tâta le pouls. Il compta ses pulsations. Son coeur battait à un rythme normal, mais fortement, si fortement que le tuyau de ciment en résonnait. En somme, pas d'autre bruit que celui de son coeur. Il se contraignit à rire. Pour sonores qu'ils soient, on n'est pas dénoncé par les battements de son coeur. Il se contraignit à siffloter. Ses lèvres sèches émirent une note ironique, trop bruyante, saugrenue, dont il fut terrorisé. En sorte qu'il se contraignit à prier. Depuis longtemps, il ne s'était pas adressé à Dieu. Il s'aventura à le faire comme un convalescent à marcher sans béquilles. Imprudence. Il achoppa aux premiers mots de son oraison. Son âme défaillit et s'étala. Il ne lui restait, essayant diverses contraintes comme on essaie un choix de chapeaux, qu'à se contraindre à raisonner, à se convaincre de quelques vérités inconsidérément contestées. Il s'était proprement battu et jusqu'à la dernière cartouche. Il avait moins cherché à fuir qu'à esquiver la captivité. Il outrait les dangers et les scrupules. Vains arguments. Arguments captieux. Le tout petit baiser velu d'une araignée, le souvenir de deux sourires vieillots et désabusés, en le poignant d'angoisse et de remords les réduisaient à néant. Il s'effrayait d'une araignée. Il ne se disculperait jamais devant ses camarades. Si l'ennemi le dénichait dans son terrier, ce serait burlesquement, tiré par les pieds ou par les cheveux, gluant de vase et mangé de vermine, le nez tuméfié, débraillé comme un ivrogne, qu'il se produirait au jour. Il confondait le tumulte de son coeur avec celui d'une bataille. II se mordit la langue pour pas crier à l'approche d'un rat des champs. Il le voyait. Un nez effilé avait écarté deux brins d'herbe. Des prunelles scintillantes comme des perles noires étaient fixées sur lui. Là-haut, à moins d'une demi-lieue, des hommes, avec lesquels il avait rompu le pain, bu le vin, se sentaient abandonnés à la minute même où le pain et le vin de la mort étaient partagés entre les convives. Et, cependant cette crampe qui le torturait, il la chérissait comme une preuve supplémentaire de durée de vie.

Il changea de position. Il se coucha sur le côté, réussit à plier légèrement sa jambe droite, endolorie. Il ne pensait à rien. Soudain, il sursauta. Il n'était pas, ce coup-ci, victime d'une illusion. Un char approchait. Le claquement des chenilles, combiné avec le ronflement du moteur, cadençait sa marche paisible. Ce char avait fourni son effort. Il revenait du combat comme un boeuf du labour, guidé, de même qu'à l'aiguillon, par les commandements brefs des hommes d'équipage qui avaient mis pied à terre et devisaient sans inquiétude. Seul à bord, le pilote devait se laisser bercer par le ronron affectueux de sa bête et les harmonies multiples diffuses dans le soir. Ainsi fait le paysan assis sur une charrette de foin. "Si le poids lourd passe sur le tuyau, se dit Christian en ricanant, je suis perdu." L'idée ne lui vint même pas de s'extraire de son refuge pour éviter l'écrasement. En se recroquevillant, il baissa les yeux sur son bracelet-montre. Sept heures. Les chenilles mordirent la terre. Une secousse ébranla le tuyau, qui s'enfonça dans la vase avec un énorme gouglou. De menus grains de sable plurent sur la joue de Christian, détachés des parois par la pesée monstrueuse. Sept heures, deux secondes. Le char était passé. Christian se détendit, se frotta le ventre, se frotta les mains et pouffa doucement. Elle était bien bonne.

Pierre MOLAINE

 

Extrait de Batailles pour mourir, roman, Corréa, 1945

Je vis bien que les assaillants pénétraient dans nos positions. Mais, après leur passage, se reformaient derrière eux des points d'appui opiniâtres qui arrosaient de rafales les autos légères qui survenaient en trombe et d'où bondissaient, 1'arme au poing, des combattants à pied. L'attaque prit l'aspect d'un coin aigu s'enfonçant dans nos lignes. Néanmoins, les petits chars donnèrent bientôt des signes d'énervement et de fatigue. De leurs tourelles s'élevaient sans cesse des fusées multicolores. Quelques-uns firent demi-tour, clopin-clopant, frappés dans leurs oeuvres vives. D'autres achevaient de se consumer. D'autres tournaient en rond dans une sorte d'agitation vaine. L'élan des plus hardis vint se briser sur les défenses intérieures.

J'eus alors le spectacle, monsieur, de ce qu'est un champ de bataille. Des hommes mouraient là, sous nos yeux. Leurs corps jonchaient les champs de blés verts. Chacun de ces pucerons immobiles au milieu des cultures, c'était un mort. Les chars incendiés rougeoyaient comme des feux d'herbes sèches. Des fumées noires tourbillonnaient autour de ferrailles informes. Le vent porta jusqu'à nous une odeur de métal surchauffé et d'huile brûlée.

C'étaient de valeureux petits chars, monsieur, d'une belle tenue et d'une fière ténacité. Sur un mystérieux signal, ils se replièrent, non sans dignité, sur leur position de départ. Cette première attaque avait échoué positivement. Nous en fîmes des gorges chaudes.

Pour tout dire, un rude moment, où les minutes avaient paru longues. Ça avait pété sec et sourd. Ça avait rugi, flamboyé, et tonné. Mes oreilles résonnaient encore de tous ces bruits et de tous ces cris. Tous ces cris ? En vérité un seul cri, une seule plainte, qui avait déchiré l'univers, faite de toutes les plaintes éparses et où dominait cependant l'appel étrange, rauque, bref, convulsif, que pousse le char de combat qui meurt.

Pierre MOLAINE


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