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Extrait(s) sous licence et copyrigt

Extrait de Batailles pour mourir, roman, Corréa, 1945
… Seigneur, déjà ta créature avait commencé de souffrir. Conçue de la terre dans le sang et les larmes, elle retournait, par la volonté, à la terre originelle. Pas une nuit ne s'écoulait, pas un jour, sans que des hommes, les bras serrés sur un dernier rêve, ne tombassent pour une cause qu'ils croyaient immortelle parce qu'on leur avait dit qu'elle était juste. Pas une lune qui ne se levât sur de nouveaux sacrifices. Pas une aurore qui n'exaltât, de son or et de ses feux, la poésie ardente du combat que se livraient la jeunesse et la mort. Le passé n'était que brumes et échos. Toute chair portait son tourment. On se battait sur la frontière.
J'ai vu mourir des soldats. Au seuil de la nuit où ils s'enfonçaient, pourquoi cet effort pour se soulever, ce regard tourné vers les lointains, ce geste doux de la main, comme afin d'imposer silence ? Pourquoi ? C'est que, de toutes leurs forces moribondes, ils voulaient écouter, une dernière fois, le chant profond et grave de la vie. C'est qu'ils s'en voulaient aller avec ce chant dans l'oreille et le cœur. Chant de l'arbre et du brin d'herbe, du soleil et de la source, des ténèbres et du vent, de l'étoile et de la colline, de la vigne et du blé, des heures et des mois, des ancêtres et du nouveau-né et de la fille aussi, de la fille aux bras frais, aux cuisses dures, et dont la bouche, ô Vierge sainte, chante, chante sous le baiser.
Pierre MOLAINE
Extrait de Violences, roman, Corréa, 1944
- Et j'enfonçai la baïonnette. Un étonnement sans bornes élargit ses prunelles claires. Puis il y eut sur son visage quelque chose d'obscur et de pathétique, qui m'émut. Je reculai d'un pas. Il s'écroula à mes pieds.
Ce n'était pas la première fois que je tuais un homme à l'arme blanche. Mais, les autres fois, les grandes orgues du combat accompagnaient et soutenaient le chant exalté de mon coeur. Le silence absolu qui suivit ma victoire me plongea dans le désarroi. Je regardai l'homme étendu avec un frémissement d'horreur. Un courageux garçon. Je tirai son corps dans un fossé. Je le disposai décemment. Je le recouvris de son uniforme et de branchages. Je m'assis sur un tertre, en proie à des sentiments confus, lents et amers, qui s'élevaient de mon coeur en volutes, comme des fumées. Mes mains m'inspiraient de la répulsion. Je les cachai derrière mon dos. J'avais envie de vomir. "Te voici vieux, Ter Korsakoff'", dis-je. Le tonnerre gronda, le ciel s'obscurcit et quelques gouttes de pluie tombèrent. C'en fut assez pour détourner mon esprit de la pente où il s'engageait.
Pierre MOLAINE
Extrait de Mort d'homme, roman, Corréa, 1945
Christian s'était plaqué au sol, les yeux fermés, les oreilles tintantes, assourdi par le vacarme de son coeur. Incroyable qu'un coeur, un simple coeur, pût mener un tel bruit. Il avait la bouche pleine de gravier et de débris de mousse, comme un vieux cadavre. Une brindille chatouillait l'une de ses narines. Il rentrait le cou. Il n'osait pas remuer ses mains, qui étaient là, devant lui, étendues, paumes en dessous, aussi étrangères, aussi froides que des mains oubliées, après un supplice, sur un billot. D'ailleurs, lui auraient-elles obéi ? Un double filet de salive coulait de ses lèvres sur son menton. Lente comme cette bave, une vérité immonde dégouttait dans son esprit : il avait peur, il avait peur. Un faux pas de son chef, un nuage devant la lune, quelques détonations semblables à des applaudissements rechignés, une fusée, une seule fusée, déjà éteinte et sans plus d'effet qu'une indulgente semonce, voilà qui suffisait pour faire voler en morceaux dérisoires cette cuirasse dorée dont il s'était frauduleusement, présomptueusement revêtu. Il exhibait au monde ses tares, ses vices et sa honte. Il était hideux et grotesque, plus nu que nu, baigné de lumière infâme et noire. Il rampait. Il mangeait de la terre. Tout son passé lui apparut, tous ses souvenirs engerbés, et il les dédaigna. Ils n'avaient ni l'attrait, ni la saveur de cette herbe violente et vénéneuse qu'il respirait avec un voluptueux désespoir. Déchéance totale, irrémissible. Joie irrémissible et totale. Il avait peur. Il vivait. Sa béatitude précaire, son ignominie définitive étaient trop parfaites pour ne pas être un apanage. Que la patrouille entière attendit, à son exemple prosternée, le geste de mort ou le geste de grâce, idée inconcevable. La patrouille continuait sa route. Elle passait. Elle était passée. Elle le laissait pour lâche sur le terrain.
Pierre MOLAINE
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